Centre – Lumière – Bleu

 

Le visiteur commence par pénétrer dans une pièce sombre, sur le mur de laquelle une peinture lumineuse et pixélisée est projetée. Elle représente un espace bleu, sans limites tangibles, dans lequel se superposent et se détachent des nuées blanches. Puis il met un capteur, et à partir de ce moment-là, dès qu’il se déplace dans l’espace public, il se déplace aussi dans l’espace virtuel projeté. Le spect-« acteur » évolue dans les différentes couches de la peinture de Sophie Lavaud. À un moment donné, lorsqu’il s’approche d’une forme libre, en spirale, il déclenche un événement sonore et visuel qui est intégré au programme informatique. Dans l’espace d’une pièce, il se promène dans l’univers sans fin d’une peinture virtuelle.

 

Lunes : – Sophie, tu as finalisé et abouti Centre – Lumière – Bleu dans sa deuxième version. Sur quel projet travailles-tu actuellement ?

S. L : – Mon nouveau projet va s’inspirer de l’œuvre de Thérèse d’Avila le Château Intérieur ou  les Demeures. Elle y décrit avec beaucoup de style un espace de vision et un espace poétique. Il est constitué de sept demeures où se confondent le haut et le bas et où l’apesanteur détourne ses lois : on peut se déplacer sur les côtés comme au sol. Je trouve que c’est un sujet très riche et très intéressant à exploiter avec un ordinateur car l’univers virtuel est dépourvu de lois physiques.

Lunes : – Sous quelle forme vas-tu le réaliser ? As-tu l’intention d’utiliser le logiciel d’architecture intérieure de Michel Bret tels qu’Anyflo qui permet la création d’espace tridimensionnel mêlant intérieur et extérieur, haut et bas à la manière des dessins d’Esher. Ou bien envisages-tu quelque chose de plus complexe qui fasse intervenir la proprioception comme dans Centre – Lumière – Bleu ?

S. L : Au regard de ma dernière installation, j’ai observé la façon dont les spectateurs se sont appropriés mon œuvre ; il y a eu des déceptions ou des difficultés pour certains, pas tous. Alors maintenant je voudrais faire quelque chose qui soit à la fois pédagogique autour de l’œuvre de Thérèse d’Avila et en même temps, je désirerais donner les moyens aux gens de s’approprier mon interprétation du Château Intérieur. Car sans l’interprétation de l’artiste et sans subjectivité, il n’y a pas de projet artistique.

 » Les demeures de l’être  » seront modélisées. Mais mon projet est bien plus vaste qu’une série d’images de synthèse. Je prévois d’utiliser un support Cd-Rom et un site Web pour faire partager à un maximum de gens ce que Thérèse d’Avila a mis dans ses textes.

J’espère travailler avec Mercedes Allendesalazar, qui a écrit un essai philosophique très intéressant sur le Château de Thérèse d’Avila[1]. Je pense à une autre femme pour la musique : Kaija Saariaho[2].

Je souhaite créer un univers tridimensionnel interactif de l’interprétation de Thérèse d’Avila. Par ailleurs, mon Cd-Rom pourrait être un prototype de base qui proposerait un axe de recherches avec la possibilité ultérieure de remplacer Thérèse d’Avila par n’importe quel auteur, ce qui pourrait être très utile dans le domaine éducatif et dans un programme scolaire. Et j’envisage d’essayer de développer des outils d’apprentissage différents et complémentaires d’un livre ou d’une vidéo, soit pour visualiser l’œuvre d’un auteur, soit pour donner corps à des théories dans le domaine scientifique.

Lunes : Pourquoi l’interactivité a-t-elle une place si importante pour toi ?

S. L. : Je voudrais donner aux gens des outils d’expressions de manière à ce que l’interactivité soit pensée comme quelque chose qui leur permette de s’exprimer et de percevoir par eux-mêmes, à tous les niveaux, en synthèse, en simulation par rapport à cet espace que je ne veux pas uniquement visuel. Je perçois vraiment que les arts technologiques doivent s’orienter maintenant sur les cinq sens du corps et doivent utiliser les nouveaux moyens de les simuler, de les synthétiser afin que les spect-« acteurs » soient en mesure, non seulement d’expérimenter visuellement l’interprétation de l’artiste, mais aussi de s’approprier, outre sa vision, sa perception.

J’aimerais faire maintenant quelque chose de plus écrit au niveau de l’interactivité. Le principe resterait le même que pour Centre-Lumière-Bleu mais l’univers ne serait plus frontal. Il se situerait dans un cube ou une sphère. Il serait dynamique et aurait une vie propre, indépendante de toute interaction. Les différentes strates auront des tâches pré-programmées. Je souhaiterais que l’interaction ne se fasse pas dans un seul lieu physique. Ce sera de toutes façons un travail d’équipe qui fera intervenir autour de mon projet et en plus de mes images une écrivaine, une musicienne, des programmeurs et des informaticiens.

Lunes : – Tu affirmes que le spectateur aura la possibilité d’agir sur ton œuvre en la modifiant ? Tu soulèves là une des questions fondamentales qui bouleverse l’esthétique depuis l’apparition des nouvelles technologies : qui est l’auteur d’une œuvre réalisée par une multitude de personnes ?

S. L. : – Le rôle de l’artiste se modifie effectivement. Je pense qu’il devient de plus en plus un «accoucheur ». Il crée un dispositif ouvert qui permet aux gens d’exprimer eux aussi leur rapport au monde. Ce n’est plus simplement proposer le sien et le faire partager. Actuellement, l’artiste puise dans ce qu’il est pour réaliser son dispositif qui est conçu à partir d’éléments qui lui sont propres. La notion d’auteur persiste donc, mais la proposition de son rapport au monde est à appréhender par l’expression et par l’imaginaire du public grâce à des outils que l’artiste peut intégrer à son œuvre et qui sont à la disposition du public.

Lunes : Plasticienne de formation, tu crées ton univers en peinture, puis tu l’insères dans un programme multimédia. S’agit-il d’un processus créatif qui te caractérisera ou penses-tu multiplier tes approches ?

S. L. : Je crois vraiment qu’il y a tellement de choses à explorer dans les possibilités des nouvelles technologies qu’il faut aller dans cette direction. Je ne pense plus utiliser la peinture car malheureusement, je ne vois pas ce que je pourrais inventer avec ce médium, ce que je pourrais apporter de plus – à moins de cumuler plusieurs techniques.

La peinture a dû évoluer par rapport à l’apparition de la photographie qui a rempli des fonctions jusqu’alors dévolues à celle-là. Alors, va-t-elle savoir se positionner par rapport à ce qui se fait maintenant avec les nouvelles technologies ?

Actuellement, j’ai envie d’explorer leurs possibilités pour bien les connaître. En tant qu’artiste plasticienne, j’ai évolué en abandonnant la peinture au profit de ces outils. Mais l’univers est le même. De toutes façons, avec les nouvelles technologies, je ne fais que ce qui est déjà en germe dans mes tableaux. Je ne dissocie rien et je conserve une très grande logique et un suivi dans mon œuvre malgré mes évolutions. Je ne fais qu’affiner ce qui est déjà contenu dans mes tableaux et, alors que j’étais bloquée avec la peinture, ces outils correspondaient tout à fait à ce que je voulais exprimer. En effet, l’objet châssis et la toile ne me permettaient plus de rendre manifeste ce que j’avais à dire.

Les peintres doivent prendre conscience de ces nouveaux outils, de ce que sont le virtuel et l’écriture non linéaire afin de moduler la technique et les aboutissants de la Peinture. Je souhaite que certains réussissent à faire évoluer la peinture et je veux y participer.

 


[1] / Elle recherche actuellement un éditeur pour son interprétation nouvelle et originale.

[2] / Epouse de Jean-Baptiste Barrière.